Réalitas

Car il n’y a pas de réalité absolue, mais seulement des conceptions subjectives et souvent contradictoires de la réalité. – Paul Watzlawich 

Ça fait maintenant quelques années déjà que je me questionne sur les différentes perceptions, les différents points de vue. Alors quand j’ai lu cette phrase pour la première fois je me suis dit que c’était un bon point de départ pour entamer une recherche, approfondir mes questionnements et explorer mes doutes.

La réalité par définition est un concept regroupant des choses concrètes, ainsi notre imagination ne peut en aucun cas venir s’immiscer dans celle-ci.

Or, selon moi, nous avons tous en nous une réalité qui nous est profondément personnelle. Une réalité qui varie en fonction de notre vécu, de nos centres d’intérêt, de notre éducation et d’une multitude d’autres facteurs. Il n’existerait donc pas qu’une seule réalité, mais plutôt une réalité différente pour chaque individu. Il est parfois difficile de décerner le vrai du faux lorsque l’on raconte un événement. Il est indispensable de croiser les informations et de faire le tri pour décerner la réalité la plus véridique possible. Celle-ci serait alors une superposition de points de vue qui dans l’ensemble permettraient d’accéder à une réalité objective. J’ai voulu essayer de trouver une interprétation visuelle pour présenter cette accumulation, cette superposition, ce tas de réels. C’est ce que je vous présente aujourd’hui.

Pour la réalisation de ce projet, mon postulat de base était le suivant : lorsque l’on raconte ce que l’on a vécu, la réalité est altérée par notre point de vue. L’idée est de mettre en place une installation immersive qui représente cette multiplicité de visions et ainsi ancrer le phénomène de perception multiple dans notre réalité.

Pour ce faire, j’ai invité cinq amis à venir manger à la maison. Une petite soirée calme où l’on a passé notre temps à discuter autour d’une bonne petite bière. Cette première partie du projet a été enregistré le 22 février 2020. Ce moment de discussion entre nous a été le début de la réalisation de «Réalitas». La récolte de données et d’informations, qui par la suite m’a permis de retranscrire la soirée le plus objectivement possible.

Lorsque l’homme raconte un événement, il le modifie, de par ses souvenirs et les choix de sélection que fait sa mémoire. Son vécu et ses connaissances viennent altérer sa perception du moment. Il a besoin de transmettre, de raconter, les différents événements qu’il a vécu, mais qu’il le veuille ou non, l’homme ne peut être objectif. Il a sa manière de voir les choses et en plus de ça il aime ajouter son grain de sel. Son discours est alors altéré par divers facteur.

Pour combler ces altérations d’informations, j’ai fait le choix d’enregistrer l’événement, autant sur le plan visuel qu’auditif. Ceux-ci deviennent alors des preuves irréfutables du déroulement du moment vécu, de notre soirée. Cependant, il ne faut pas oublier que notre perception ne repose pas uniquement sur nos cinq sens. En effet, nos émotions ainsi que nos ressentis jouent une part importante dans le calcul. Pour se faire durant la soirée, j’ai demandé à chaque participant de m’envoyer son émotion du moment par sms et ce toutes les heures. L’émotion était choisie parmi une liste de mots mise à notre disposition. L’ensemble des réponses sont représentées sur ces téléphones.

Dès que les discussions ont commencé à battre de l’aile et qu’il a été l’heure pour chacun d’entre nous de rejoindre notre lit douillet. J’ai demandé à chacun de choisir trois couleurs parmi un nuancier, préalablement établi, qui selon lui résumait le mieux le moment qu’il venait de vivre.

J’ai ainsi instauré un code couleur qui permet de différencier chaque participant. Celui-ci figure sur l’ensemble des éléments que l’individu s’est approprié. Le spectateur est invité à trouver les différents éléments et à les additionner pour découvrir la quantité d’objets associés à une seule personne.

Petite information supplémentaire. Les ronds pleins représentent ce qui est matériel et donc tangible. Tandis que les ronds vides représentent se qui fait partie du ressenti comme l’ouïe.

Autour de la table sont disposées 6 chaises qui symbolisent les différents membres de la soirée originale. 6 trous sont visibles sur les dossiers, ceux-ci sont placés en fonction de la situation géographique du participant lors de la soirée. Ainsi que ça soit en bout de table ou aux extrémités de celle-ci le trou se situera à un autre endroit.

Si le spectateur regarde à travers ces derniers, il obtiendra l’angle de vue de la personne qui était assise à cette place. Ce n’est évidemment pas cette photo qui va témoigner de ce que je vous raconte, le Covid-19 vous obligeant à visionner nos projets derrière un écran.

Tous les éléments se chevauchent et se superposent, mon but n’est pas de séparer les six points de vue, mais bien de les faire cohabiter ensemble pour ne former qu’un tout. Notamment ici dans cette photographie qui orne le mur. Lors de la soirée, toutes les heures, j’ai demandé à chacun de prendre une photographie de ce qu’ils avaient devant eux, et ce sans se déplacer dans la pièce. Ensuite et afin de mélanger les différentes perceptions, j’ai réalisé un collage photographique sur base de l’ensemble des photos prises tout au long de la soirée. Chaque point de vue s’y retrouve, nul n’est laissé au dépourvu.

Dans le même ordre d’idée que pour la photographie, j’ai réalisé un collage vidéographique. À l’image d’une caméra 360, j’ai assemblé les différentes vidéos prises par les caméras qui étaient disposées à différents endroits lors de la soirée. Chaque élément se lie l’un à l’autre, comme une mise à plat des points de vue.

Pour voir un extrait, c'est ici.

Finalement, sous la table, devant chaque chaise, est incrusté un baffle qui diffuse la voix du participant, l’ensemble des voix formant une conversation.

Afin de bien discerner le propos, le spectateur est invité à s’approcher, faire le tour de la table et s’il le veut prendre place sur l’une des chaises. Le placement de l’audio permet de renforcer la perspective et ainsi de représenter la dimension du lieu, ce qui permet une meilleure immersion dans la soirée.

Ce projet utilise une grande part de la participation du spectateur, celui-ci entre dans l’œuvre comme dans une pièce de la maison. De loin, chaque élément semble normal, la curiosité du spectateur le poussera peut-être à s’approcher et à découvrir les différentes subtilités du projet. Il est invité à se questionner à la fois sur le lieu qu’il vient de pénétrer et sa place dans celui-ci. En effet, il vient d’entrer au cœur d’un moment auquel il n’aurait jamais eu accès. Le projet joue sur la curiosité, l’indiscrétion et l’intrusion qui sont des traits de caractère profondément humains. C’est à lui de choisir de s’introduire ou non dans la vie privée d’un groupe d’inconnu.

Par ailleurs, le spectateur devient aussi acteur des différentes perceptions. En effet, son point de vue vient s’ajouter à la scène. Il est libre de s’installer sur une chaise afin de se glisser dans la peau d’un participant et ainsi prendre part à la discussion qui se déroule autour de lui.

Pour la réalisation de ce projet, j’ai mis en place une méthodologie tirée de mes recherches. Celle-ci se déroule en trois étapes : Réalité – Décomposition – Recomposition. Ce schéma représente les différentes étapes par lesquels nous passons pour pouvoir raconté notre réalité. Tout d’abord, nous la vivons, ensuite nous l’interprétons avant de la raconter.

Ainsi, il y a l’objet tel que nous le connaissons. Comme la bouteille de Maes en verre avec sa fidèle étiquette qui la suit depuis quelques années maintenant et que nous achetons lorsque notre portefeuille est vide. C’est la réalité telle que nous la connaissons. C’est un fait.

Ensuite, pour pouvoir se l’approprier et l’intégrer à notre propre histoire, il faut tous d’abord la dématérialiser. C’est là qu’on arrive à l’étape deux, la décomposition, et que je décide de repeindre chaque élément en blanc, de sorte à ne garder que sa forme.

Finalement, c’est à ce moment que les chemins se séparent, la majorité des éléments présents dans la pièce vont avoir le privilège de faire partie d’une histoire individuelle. Ainsi, ils ont été repeints dans leurs couleurs initiales. Tout objet que les participants ne se sont pas approprié reste bloqué à l’étape numéro deux, le blanc, comme les murs, la table ou le meuble. Ce sont les éléments qui apparaitront comme «fantôme» lorsque l’on va raconter la soirée, qui n’ont pas trouvé preneur.

Vous êtes surement entrain de vous demander pourquoi j’ai passé mon temps à peindre en blanc chaque élément pour le faire revenir à sa couleur de base. Certes cet aspect n’est pas visible, mais elle fait cependant partie intégrante du processus de conception. J’ai voulu réaliser ce projet de la même manière que notre cerveau fonctionne pour raconter un moment qu’il a vécu. Dès lors, ça fait partie du jeu, comme lorsque l’on retransmet quelque chose, de ne pas visualiser l’entièreté du chemin parcouru.

Finalement, tous les éléments présents dans la pièce sont l’accumulation des objets utilisée tout au long de la soirée. Bien entendu, le 22 février, l’ensemble des objets n’étaient pas amassés de cette sorte. Ce tas a été reformé pour donner tous les éléments aux spectateurs, pour reconstituer l’ensemble de la soirée vu par les différents participants.

À cause du Covid, vous n’avez pas la possibilité d’être immergé dans l’installation, dès lors la seule solution pour appréhender le projet est une petite visite en vidéo.

Mets le son

Réalitas signifie réalité en tas

Avec la participation de Julien, Clarisse, Robin, Yves et Vladimir.